Noms de Dieu !

Emmanuelle Cohen-Levinas
Editions du Cerf
Gilles Berrut
8 décembre 2024
Relecture :
Jean Claude Lavigne
Essai
Temps de lecture :
1
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Noms de Dieu !

Sous la direction de Danielle Cohen Levinas

Noms de Dieu !

Éditions du Cerf, 2024, 240 p.

Ce livre explore la question du nom divin à travers différentes traditions religieuses et philosophiques, principalement dans le judaïsme et le christianisme, ainsi que leurs interactions avec la philosophie. Livre difficile, mais passionnant qui résonne avec les questionnements du lecteur sur le nom de Dieu. Pour le chrétien, nous sommes interrogés sur notre approche de Dieu, à la fois Trine et Un, et sur notre manière de prier, parfois sans y être suffisamment présents, le Notre Père où nous affirmons : "Que ton nom soit sanctifié".

Il s'agit d'un livre collectif d'auteurs universitaires et chercheurs renommés aux approches religieuses et philosophiques différentes (Jean-Christophe Attias, Henri Atlan, Jérôme Benarroch, Philippe Capelle-Dumont, Jacopo Ceccon, Danielle Cohen-Levinas, Silvano Facioni, David Hamidovic, David Lemler, Gaetano Lettieri, Alice de Rochechouart, Jacob Rogozinski et Anca Vasiliu).

La directrice de ce collectif est également l’auteure de "s'habiller du nom de Dieu : l'événement de la Révélation" (Éditions du cerf, 2024)

Le premier chapitre ouvre d'emblée la discussion sur la double fonction du nom qui, à la fois, indique un archétype ou un principe (comme un père ou une idée) et désigne quelque chose de concret dans le monde. Le nom est le point de rencontre entre l'être et le langage. Quand nous nommons quelque chose, nous lui donnons une réalité, une existence reconnue. Cependant, on ne peut jamais capturer complètement ce qu'il désigne, surtout quand il s'agit de nommer Dieu.

Dieu se nomme lui-même une seule fois, il s'agit de l'Exode 3,14 : "Je suis celui qui est". Il devient l'imprononçable écrit sous forme du tétragramme (YHWH) dont l'interdit ne fera que s'accentuer au cours des écrits du Premier Testament. Les chercheurs qui étudient les manuscrits de Qumran, aujourd'hui complètement recensés, notent que le tétragramme y est remplacé dans certains manuscrits par seulement quatre points alignés. Cette réticence à nommer Dieu est rappelée par saint Thomas d'Aquin qui reconnaît que donner des caractéristiques à Dieu peut être valide (bon, sage), mais est inadéquat, car l'être est le plus noble effet de Dieu, mais Dieu dépasse l'être.

L'étude des différentes manières de nommer Dieu, ou théonymes, au cours de l'histoire et à travers les différents livres de la Bible, indique qu'ils ont pour fonction de souligner des effets de Dieu. Le tétragramme tend à être réservé aux textes importants et dogmatiques. Ailleurs, il peut être remplacé par Adonaï, El, Élohim ou encore Shaddaï ; et dans les livres de la traduction grecque de la Septante par Kurios. L'utilisation de ces théonymes varie selon les livres ou selon les manuscrits. Par exemple, l’analyse des manuscrits retrouvés à Qumran, quand un passage du texte correspond à un élément important pour les esséniens, les scribes avaient tendance à remplacer Adonaï par le tétragramme. On peut discerner des emplois qui tendent à mettre en exergue la dimension collective de nommer Dieu, ou bien sa présence intime ou encore son action dans la vie, voire politique. En quelque sorte, c'est une nouvelle manière de rappeler la double dimension du nom à la fois archétype et présence concrète.

Nommer n'est pas sans risque, car Dieu étant source de puissance, l'appeler est une manière d'attirer sa puissance et donc la porte ouverte aux usages qui relèvent de la magie et de la volonté de puissance. D'où l'insistance des rabbins à restreindre puis à interdire de plus en plus l'emploi du nom de Dieu et finalement l'interdiction de dire le tétragramme : l'imprononçable.

Pour illustrer l'importance du nom, on peut rappeler qu'un kabbaliste médiéval affirme que "le Saint, béni soit-il, est dans son nom", car "les lettres de son nom sont lui-même". Dépourvue d'images, de statues, de théâtre sacré, la figure-sans-figure de YHVH s'est concentrée dans son nom parce qu'il est le seul trait du Dieu auquel ses fidèles aient accès. Cette affirmation nous permet de comprendre l'importance particulière dans le judaïsme à préserver le nom de Dieu dans la vie quotidienne aussi bien que dans la louange collective et la Loi.

Dans une deuxième partie intitulée "Judaïsme - Christianisme - Philosophie", les auteurs élargissent la réflexion vers le dialogue interreligieux et philosophique contemporain.

De manière un peu provocante, le premier texte pose la question : "La Bible est-elle monothéiste ?". Henri Atlan, interrogé par Danielle Cohen-Levinas, souligne que le monothéisme dans la Bible est parfois ambigu et correspond à une maturité progressive. À travers les différents noms de Dieu peut-on dire qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que c'est le même à travers les différents noms ? Cette question vient comme une interrogation fondamentale dans la recherche du nom de Dieu dans l’histoire de la foi d’Israël, et sans doute dans notre propre chemin de foi. Ainsi, dans le premier verset de la Genèse, le terme "Elohim", souvent traduit par Dieu, peut désigner plusieurs aspects de la divinité et même des puissances naturelles. Le monothéisme de l'histoire juive n'est pas une profession explicite, à l'image de ce qu'il sera dans le christianisme et l'islam. Dieu est d'abord dans le Pentateuque le partenaire d'une alliance avec un peuple et ce n'est que progressivement, à travers les Prophètes et les Psaumes, que le Dieu unique s'impose comme une donnée collective et personnelle.

Partant de l'expression de Philippiens 2 "le Nom au-dessus de tout nom", une réflexion se déploie sur ce nom qui est à la fois au-dessus du peuple et dans la relation que le croyant entretient. Le nom se conjugue ainsi de trois manières : le concept qui saisit rationnellement la compréhension ; la métaphore (berger, rocher) qui illustre des correspondances inattendues et ouvre vers autre chose ; et le nom qui établit une relation personnelle, un dialogue entre celui qui nomme et celui qui est nommé. Le nom permet de s'adresser à Dieu comme à un interlocuteur.

Dans un texte technique, le nom de Dieu est discuté dans une approche phénoménologique et à partir d'une rencontre qui a eu lieu entre Jean-Luc Marion et Jacques Derrida en 1997. Dans cette approche, la "question de Dieu" est en quelque sorte, par sa transcendance, "l'épreuve de la limite" de la phénoménologie. En effet, Dieu ne peut être, selon Husserl, du champ de l'expérience et donc de la phénoménologie. Le nom de Dieu va opposer les deux philosophes : Derrida en conclut que l'impossibilité de penser Dieu rend son nom comme moyen de déconstruction de la phénoménologie elle-même ; Marion, lui, y voit l'occasion d'une redéfinition de la phénoménologie grâce à la limite que signifie le nom de Dieu et à l'image de l'incertitude de l'expérience de la relation.

La collection de textes réunis dans ce livre insiste sur la double histoire du peuple juif et du nom de Dieu : d'une part la Bible et la Loi, et d'autre part le Talmud et sa maturation à travers l'histoire. Il en découle une possibilité de ne pas enfermer la question à celle des Écritures, mais de l'inscrire dans une élaboration progressive, interrogeant un discours monolithique qui donne un cadre à la relation avec le nom de Dieu et à la relation à Dieu par son nom. Ainsi, le travail des exégètes vient combler le fossé qui se crée entre la Bible et ses lecteurs. Et il en a toujours été ainsi, et le texte "matériellement fini est éternellement incomplet, le texte n'en est pas moins parfait" ; dès lors, comme le conclut l'auteur, "le canon est clos", mais vide de sens sans ses interprètes.

La lecture de ce livre est une traversée ou un itinéraire. De manière personnelle, cette exploration du nom qui, d’un côté ne peut être prononcé, et de l'autre, remplacé par de nombreux noms possibles, résonne dans la foi chrétienne avec le Dieu Trine qui demeure unique. Sans y figer une translation symétrique, cette réflexion sur le nom peut nous aider à dire le Père et le Fils et le Saint-Esprit, et dans le même temps y reconnaître l'unicité d'un Dieu qui est toujours à rechercher, sans pouvoir en affirmer sa connaissance.

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