Mauvais œil. Une histoire médiévale

Béatrice Delaurenti
Edition du Cerf
Catherine Masson
11 juillet 2024
Relecture :
Gilles Berrut
Histoire du christianisme
Arts et culture
Temps de lecture :
1
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Béatrice Delaurenti

Mauvais œil. Une histoire médiévale,

Éditions du Cerf, 2024, 216 p.

Le mauvais œil, ou le pouvoir de l’âme en dehors du corps, encore appelé fascinatio est, depuis l’Antiquité, un regard malveillant qui peut causer du malheur, de la maladie ou même la mort à la personne qui le reçoit.

Les recherches de Béatrice Delaurenti, docteur en histoire médiévale (EHESS, 2004), agrégée d’histoire, collaboratrice scientifique à l’Université de Leuven (2007-2010) et maîtresse de conférences à l'EHESS, membre du Centre de recherches historiques et du Groupe d'anthropologie scolastique (GAS), portent sur les relations entre religion, science et magie à l’époque médiévale. Elle poursuit une enquête sur la réception de la doctrine d'Avicenne sur le pouvoir de l'âme en dehors du corps, à partir des auteurs latins qui se réfèrent à cette doctrine, et elle s’interroge sur les raisons qui les ont poussés à s’y intéresser, à en discuter depuis leur chaire et dans leurs écrits, et même à y engager leur autorité.

Elle répond à cette question à travers une brève analyse des pratiques, avec ce constat qu’elles échappent le plus souvent à la saisie directe par l’historien. L’échange des regards reste par définition insaisissable, et on n’en trouve traces que dans des récits évoquant les moyens de s’en protéger, quelques textes législatifs condamnant les croyances sur lesquelles reposent ces pratiques et surtout quelques récits de fiction. Et si la magie et la sorcellerie sont largement condamnées par les théologiens et les inquisiteurs, l’évocation du mauvais œil reste rare, dans ces textes. Cela ne signifie pas l’absence de cette pratique mais plutôt qu’elle apparait comme inoffensive, même si elle existe et tient une assez grande place, socialement et symboliquement. Elle suscite par là même l’intérêt des savants.

En effet, les textes savants sur le sujet abondent et Béatrice Delaurenti se livre à un important travail d’intertextualité, fondé sur la manière dont les travaux d’Avicenne et d’Algazel au XIe siècle ont été traduit en latin puis repris et commentés, par des philosophes, médecins, naturalistes, théologiens, avec le souci d’écarter, de transmettre, d’aménager, d’enseigner ou de condamner – ces verbes sont les titres des différents chapitres – la pensée d’Avicenne sur le pouvoir de l’âme en dehors du corps.

Pour Avicenne l’âme a une influence immédiate sur le corps, et vice-versa, lorsqu’il s’agit de son propre corps dans lequel elle est intriquée (imagination, désir, colère, inquiétude, douleur, mémoire…), cela à l’instar de l’âme commune qu’il appelle le « Donateur de formes », qui opère sur la nature du tout, en donnant ses formes à l’univers. Mais Avicenne affirme aussi que l’âme humaine peut agir sur le monde extérieur, sans contact : l’homme par un simple regard peut transformer à sa guise le monde naturel. L’âme possède une force intrinsèque qui la rend capable d’agir en dehors de son propre corps, et cela par deux opérations distinctes, la fascination, opération nocive, par le moyen du regard – le mauvais œil d’une âme mauvaise –, ou par la prophétie, action de l’âme pure et noble.

Lorsque ces textes sont traduits et circulent dans le monde latin médiéval, dominé par l’aristotélisme chrétien, la fascination pose des problèmes au niveau théologique – seul Dieu a le pouvoir de transformer le monde naturel –, métaphysique – refus de la doctrine du Donateur de formes –, et physique – idée, à la suite d’Aristote que tout mouvement naturel procède par contact. Les intellectuels médiévaux latins sont d’autant plus concernés par cette question du mauvais œil qu’ils la rencontrent aussi dans la littérature antique, dans la Bible et l’exégèse, et dans quelques écrits médicaux. La littérature sur le sujet est abondante pendant les trois siècles parcourus par l’auteur, à Paris, en Italie, en Espagne et ailleurs, dans le cadre des universités. Parmi ces savants, citons Albert le Grand et Thomas d’Aquin qui « aménagent » la doctrine d’Avicenne. Albert le Grand défend une conception naturaliste du mauvais œil, sans faire intervenir Dieu, anges ou démons. Il y revient souvent dans ses écrits et défend une position nuancée, la question de l’absence de contact étant le principal point d’achoppement. Thomas d’Aquin s’intéresse quant à lui aux causes de la fascination et il contre la doctrine d’Avicenne en rétablissant la nécessité d’un intermédiaire corporel au sein de l’espace, concédant seulement que les démons peuvent participer à la fascination.

À travers les très nombreux auteurs qui se sont intéressés à la question, c’est surtout aux problèmes scientifiques que pose l’idée du mauvais œil que c’est attachée Béatrice Delaurenti, menant son enquête dans un contexte médiéval où cette idée, entre science et croyance, n’est pas étrangère à la rationalité. Historienne, elle a vite constaté que la croyance, relevant du for intérieur, échappait en général à l’étude. Par contre l’existence du mauvais œil étant tenue pour acquise, le discours scientifique trouvait sa légitimité : les savants rétablissant le corps au centre de l’opération du mauvais œil ont considéré le phénomène comme une sorte de contagion, notion promise à une grand avenir. La notion de fascination est aussi de plus en plus utilisée pour décrire les manifestations du démon ici-bas. À l’âge classique les femmes sont particulièrement ciblées par les accusations de sorcellerie, lorsqu’elles sont socialement marginalisées par la pauvreté ou la maladie mentale et les discussions se poursuivront dans des traités de sorcellerie mais aussi dans différents domaines scientifiques, médecine, philosophie naturelle, etc.

Ces discussions médiévales sur le mauvais œil ont façonné la compréhension de l'influence maléfique et illustré la complexité des interactions entre superstition, science, religion et société dans le contexte médiéval. Elles ont non seulement eu des répercussions profondes sur la pensée intellectuelle, la pratique religieuse, les dynamiques sociales et les systèmes juridiques de l’époque, mais elles ont aussi laissé un héritage durable qui continue de susciter l'intérêt et l'étude dans les domaines de l'histoire, de la théologie et des sciences sociales. Dans le domaine théologique, cela a conduit à une consolidation des doctrines concernant la protection divine et la nécessité des sacrements et des prières pour se protéger des influences malveillantes.

Et Béatrice Delaurenti de conclure que toutes ces discussions médiévales, quant à la place respective du corps et de l’âme dans les interactions humaines, ont été « le laboratoire de la modernité ».

Catherine Masson

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