Philippe Ariès
Éditions du Cerf, 2024, 239 p.
ISBN : 978-2-204-15568-7
Philippe Ariès n'a pas livré tous ses secrets. Voici rassemblés, pour la première fois, les textes fondamentaux et jusqu'alors inédits d'un "historien du dimanche" qui a marqué le siècle de son empreinte.
« La mission de l'historien est d'interroger le passé et d'en dégager un aspect réel, mais correspondant à une mentalité qui appartient aussi au temps de l'historien ». Ainsi, en dépassant l'histoire événementielle sclérosante, peut-on mettre au jour, dans la longue durée, des phénomènes collectifs obscurs, des mouvements secrets, ce qui fait dire à Philippe Ariès que « notre expérience de chaque jour nous confronte avec les effets monumentaux de ces forces jadis passées inaperçues ».
Au-delà d'un panorama brillant, Philippe Ariès réaffirme son combat pour une histoire des mentalités.
C'est en démographe que Philippe Ariès se demande pourquoi l'enfant devient rare au XIXe siècle. Il montre ainsi comment la famille, qui a longtemps eu une fonction économique dans laquelle le travail de l'enfant était vital pour son fonctionnement (que l'on retrouve dans la famille ouvrière du XIXe siècle en Europe et qui perdure dans certains pays en développement), bascule vers la fonction affective qui l'accapare tout entier au nom de la réussite de l'enfant. Comme il l'écrit dans « Le rôle nouveau de la mère et de l'enfant dans la famille moderne » (1969) : « La durée de la scolarisation a accentué toujours plus la dépendance de l'enfant à l'égard de sa famille. Les parents ont découvert qu'il leur incombait d'assurer l'entretien matériel, le dressage moral, et surtout l'avenir de leurs enfants [...]. »
Des auteurs comme le sociologue Ivan Illich, dans son livre manifeste Une société sans école (1971), popularisent la thèse de Philippe Ariès en montrant que l'école, à l'origine du statut de l'enfance, n'a pas toujours eu le monopole de l'enseignement : « On ne saurait conserver plus longtemps cette séparation tranchée entre une société adulte et un milieu scolaire qui tourne la réalité en dérision. »
Selon Philippe Ariès, la conséquence du refoulement de l'idée de la mort est celle de la relégation de la vieillesse : « L'attitude contemporaine face à la vieillesse est riche d'interprétations. D'abord, le vieillard, c'est quelqu'un qui va mourir : c'est très embêtant ! Ensuite, c'est peut-être qu'il est déjà mort. La société contemporaine fait mourir l'homme d'une mort sociale avant sa mort naturelle : à partir du moment où elle considère qu'il n'a plus de fonction économique, il n'est plus rien ; il est déjà mort. »
Après une introduction de Guillaume Cros montrant l'apport de Philippe Ariès dans l'histoire contemporaine des idées et des mœurs, le livre s'ouvre sur un chapitre « Les inspirations littéraires ».
En premier lieu figure un texte ancien intitulé « L'amour et l'amour-propre dans Les Confessions d'un enfant du siècle d'Alfred de Musset » (texte écrit en 1938 et retrouvé dans le fonds de l'auteur). L'auteur introduit, par le livre de Musset, une réflexion sur la mélancolie des enfants de 1830. Partant de la situation scabreuse de l'infidélité de George Sand avec un médecin d'Alfred de Musset devenu l'amant de George Sand lors de leur séjour à Venise, Alfred de Musset se lance dans une réflexion qui se veut sans affectation et froidement sociologique à travers la vie de son héros Octave. Catharsis de cette blessure de l'âme, sans aucun doute. Philippe Ariès utilise cette situation pour montrer le désœuvrement de cette génération. Ils sont nés en 1810, nourris des souvenirs récents de la Révolution française et ne sachant du Premier Empire, qui vient de s'achever dans la boue de Waterloo, que des histoires de gloire sans en avoir connu le sombre sacrifice des conquêtes impériales, dont témoignent les survivants demi-solde. Cette génération est en quelque sorte suspendue à la mémoire, dans une histoire fracassée et sans racines, ne sachant à quel projet d'avenir elle devrait participer.
Dans un texte de 1944 intitulé « Balzac sociologue », on y découvre une autre face de la vie de ces années 1830, qui est loin du romantisme dont on a souvent conservé le sentimentalisme et la nostalgie. Il s'agit plutôt de la quête de l'argent et de la reconnaissance par les honneurs, mais aussi des débuts des investissements et de la naissance d'une sorte de capitalisme, où il existe à la fois une soif de reconnaissance auprès d'une aristocratie peu dépensière. Balzac, lui, désire une ascension sociale en tant que provincial qui veut conquérir Paris. Il représente la naissance d'une génération où apparaît l'écrivain qui vit de sa plume, contraint à une production importante et, en même temps, couvert de dettes pour paraître déjà arrivé à la gloire. C'est l'occasion pour l'historien de montrer la naissance de l'éducation avant la Révolution grâce aux institutions jésuites du XVIIe siècle, puis la structuration progressive d'un enseignement donnant suffisamment de lecteurs pour permettre l'industrie de l'écriture et de la vente des livres.
La deuxième partie, intitulée « À quoi sert l'histoire », débute par le panorama de l'histoire, publié en 1961. L'auteur a l'ambition de donner l'état des lieux de l'histoire en France et du mouvement intellectuel qui l'accompagne. Il souligne l'ambiguïté du mot « histoire » qui décrit aussi bien un acte littéraire de narration qu'un travail documentaire qui se veut scientifique. Le genre littéraire de l'histoire a dominé jusqu'à la fin du XIXe siècle. On peut citer Alexandre Dumas ou Walter Scott. Puis, il s'agissait d'un récit exact et logique mais présenté avec art. On peut citer Michelet, Renan, Fustel de Coulanges. Également Georges Lenôtre, maître de l'histoire-lecture, et la célèbre « Vie quotidienne à l'époque de Rome » de Carcopino qui ouvrira la collection « Vie quotidienne ».
Dès la fin du XIXe siècle, la rupture est consommée par les universitaires afin que naisse l'histoire scientifique. C'est le culte des faits et l'horreur des idées. Toute compréhension ou mise en perspective était rejetée et considérée comme suspecte par rapport au projet « scientifique ». Ce rétrécissement aux faits et à leur chronologie a placé l'histoire à l'écart des grands courants de pensée de la fin du XIXe siècle jusqu'à la guerre de 14-18. Puis, sous l'effet coordonné d'un rejet du positivisme et de l'apparition d'une civilisation technico-industrielle, l'histoire n'était plus la quête d'une reconstruction du passé, mais un regard vers le passé à partir du temps de l'historien. La révolution russe et la montée du marxisme, mais également la crise économique de 1929, jetaient un regard matérialiste qui plaçait les conditions socio-économiques au centre de la grille de lecture historique. Lucien Febvre est à la tête de ce mouvement, avec Marc Bloch, et a conduit à la création de la revue « Annales ». L. Febvre proclamait lors de sa conférence inaugurale au Collège de France : « Pour faire de l'histoire, tournez résolument le dos au passé ».
Mis à part Henri-Irénée Marrou et son livre sur la « Connaissance historique », les systèmes d'interprétation systémique de l'histoire n'appartiennent pas à l'école française, mais à des auteurs anglo-saxons comme Toynbee ou Spengler. Puis l'histoire s'ouvre aux questions de société, à l'histoire de l'art, de la culture, de la vie quotidienne. La collection « Peuples et civilisations » de Louis Halphen et Philippe Sagnac en témoigne. Ce chapitre, quoique daté des années 60, est très riche en informations et est une initiation à l'histoire de l'histoire, pourrait-on dire.
La troisième partie est consacrée à des « Regards sur les civilisations » (p. 121). En premier, Rome et Carthage (1952), et leur relation à Byzance. Puis Dante et la position particulière de cette nouvelle bourgeoisie de la Renaissance appelée « Patriciat », qui est promotrice des idées de la Renaissance, en particulier l'humanisme qui remet à la connaissance de ses contemporains les auteurs comme Aristote, Homère ou Virgile, mais aussi les penseurs arabes comme Averroès et Avicenne. Un intéressant chapitre montre que le traité de Westphalie de 1648 est en quelque sorte le traité qui donne naissance juridique à l'Europe en des termes et conditions qui survivront aux princes et aux empires, et qui verra surgir une indépendance vis-à-vis du pape.
Une dernière partie « Pour comprendre le présent » s'ouvre sur « Itinéraires, ego-histoire » (p. 157). Avec les guerres mondiales et la compréhension historique de ce que l'on vit, est apparu un nouveau style historique : les mémoires. Mais nul besoin de l'exceptionnel, car chaque expérience personnelle a une valeur et mérite d'être contée. Il existe une sorte de tension entre l’histoire de l’université, assez parisienne, et l’histoire de la vie quotidienne, plutôt de province. Et c'est curieusement le courant historique de la revue des Annales, l’histoire existentielle, née à Strasbourg qui a, finalement, colonisé l'université, qui était en quelque sorte issu de cette histoire. Il pouvait affirmer que « l'objet de l'histoire, c'est l'homme, l'homme existentiel et sa vie de tous les jours, et non pas l'homme d'État et la vie publique des États » (p. 161). Elle s'opposait à l'histoire froide et scientifique des universitaires et à l'histoire traditionaliste de droite, plutôt parisienne, d'un Pierre Gaxotte ou d'un Jacques Bainville.
Ce nouveau courant permettra l'émergence d'une histoire des mentalités, d'une généalogie historique, et même de l'histoire des masses avec le fameux « Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 » d'Emmanuel Le Roy Ladurie.
Un intéressant texte sur l’isngtruction et l'école transforme l’enfant et sa famille et jette un regard nouveau sur l'histoire de l'enfance (p. 176). Le mouvement d'instruction, rendu nécessaire par le besoin d'éducation aussi bien par l'État que par l'Église après la Contre-Réforme, a progressivement exclu l'enfant de la vie sociale pour le placer dans les établissements d'enseignement dont ils étaient assez souvent pensionnaires. Le mouvement va se poursuivre et provoquer une sorte de désocialisation de l'enfant, provoquant une immaturité prolongée avec l'adolescence, et finalement une difficulté d'intégration dans la société à l'âge adulte dont on voit encore les effets aujourd'hui. Cette évolution entraîne une transformation de la famille.
Puis ce livre s'achève sous forme de dialogues ou de textes courts sur les thèmes de Philippe Ariès : l'enfance, la famille et la mort. Il y décrit de manière simple et ouverte ses découvertes et ses intuitions sur leur déroulement historique et leurs conséquences pour une réflexion d'aujourd'hui (1970). On y retrouvera les thèmes de ses fameux ouvrages, tels que « L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime » (Paris, Plon, 1960) et « L'homme devant sa mort » (Paris, Seuil, 1977). Le regard sociétal d'une mort accompagnée par une communauté et non uniquement par la famille, le médecin et le prêtre semble majeur pour comprendre l'évolution et les injonctions paradoxales de la société telles qu'on peut les observer aujourd'hui.
Un livre pour ceux qui sont intéressés par l'histoire et sa fabrique, mais aussi un regard panoramique sur notre société à travers le regard d'un maître de son observation.