La morale remise à sa place

Remi Brague
Edition Gallimard
Catherine Masson
15 février 2025
Relecture :
Gilles Berrut
Philosophie
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Rémi Brague

La morale remise à sa place

L’esprit de la Cité.

Édition Gallimard, 2024, 147 p.

L’auteur part du constat qu’il y a, dans nos sociétés actuelles, une inquiétude, un rejet, vis-à-vis du « faire la morale », en même temps que se multiplient les discours moralisateurs, au service de toutes les causes et qui aboutissent à une culpabilisation au nom des « victimes ». La morale (ou l’éthique terme équivalent), loin d’avoir disparu de notre horizon est d’autant plus présente et pesante qu’elle s’avoue moins comme telle. Accusatrice elle ne laisse pas place au pardon, parce que nous sommes coupables non en actes, mais en raison de ce que nous sommes, blanc, occidental, de tel sexe, etc.

Rémi Brague est un philosophe et historien d français, spécialiste des philosophies médiévales juive et arabe, mais aussi grecque. Il est membre de l'Institut de France. Il est en particulier l’auteur d’Europe, la voie romaine (collection Folios Essais, Gallimard, 1999) et de nombreux écrits sur l’histoire des idées à très long terme, la représentation du monde et l’étude comparée des religions.

À partir de là l’auteur, dans un essai dense et étayé par de nombreuses références philosophiques et théologiques, propose une définition de la morale et de divers modèles concrets, en mettant l’accent sur le modèle particulièrement attaqué aujourd’hui qu’est la morale dite chrétienne, pour conclure à la nécessité de mettre la morale commune, à sa place, toute sa place.

Rémi Brague repère trois éléments constitutifs de la morale : autrui, moi comme sujet et une règle. L’action morale concerne autrui, une personne ou des choses dans la mesure où elles appartiennent à autrui, tel un environnement habitable, mais qu’on élève parfois au rang de personne telle la Planète. Elle doit provenir de moi comme sujet, sujet unique qui ne peut être que lui-même, exposé à l’événement et aux risques à prendre. Enfin pour l’action morale le sujet a besoin d’une règle qui lui permette de choisir ce qui se fait ou ne se fait pas, une règle susceptible d’être portée à l’universel.

À partir de ces trois données élémentaires de l’éthique, Rémi Brague décrit trois modèles, socio-politique, ascétique et légaliste. Le modèle socio-politique réglemente les rapports humains, dans les divers cadres sociaux de sa vie, chacun ayant à s’y conformer à la conduite communément admise. A contrario, le modèle ascétique prépare l’individu à sortir du corps social, libéré des conditions extérieures de sa survie pour en atteindre la véritable essence. L’éthique ne concerne plus la collectivité, mais l’individu, culminant dans la contemplation des réalités les plus élevées, jusqu’à la vision de Dieu. Dans le modèle légaliste, l’auteur se réfère à une « loi divine », concept que l’on trouve déjà dans les systèmes philosophiques et qui va prendre de l’importance dans les religions révélées.

Dans les pratiques morales concrètes, ces trois modèles se combinent à doses variées, ce qui selon les cas, peut aboutir à un effacement du sujet, à la négligence vis-à-vis des œuvres, à de stratégies de contournement de la règle, ou enfin à l’impasse sur la recherche d’un Absolu, d’une instance dernière. Ils renferment plusieurs tentations, dont le relativisme, l’élitisme, ou celle de se décharger du fardeau du jugement moral et du poids de la liberté, en les remplaçant par de la casuistique juridique. Évoquant la formule de saint Paul « tout est permis », corrigée cependant par « tout n’est pas constructif », Rémi Brague donne l’exemple de révolutionnaires qui ont poussé cette formule jusqu’à justifier la Terreur, au nom de la libération de l’oppression et aujourd’hui le terrorisme !

C’est sur le fond de ces trois modèles que Rémi Brague décrit ensuite le modèle chrétien, plus paradoxal, dit-il, et aussi plus intéressant. Il les intègre et les dépasse : pour le christianisme, le lien entre les hommes n’est pas à construire, mais à recevoir. Il ne s’agit pas d’arriver à un homme parfait isolé, mais à la communion, entre les hommes et avec l’Absolu, communion des trois personnes divines. Le but enfin n’est pas soumission à une loi, mais adhésion parfaite à la Loi que le Christ est venu accomplir. Cela ne signifie pas qu’il y a « une morale chrétienne », car affirme l’auteur le christianisme est adhésion à la morale commune, résumée dans la Décalogue, ni plus, ni moins. Mais il y a une interprétation chrétienne de celle-ci, qui se distingue des autres interprétations sur deux points principaux : elle renvoie la morale commune de l’action à l’intention et elle élargit à tout homme l’application des règles : tout homme est mon prochain : un universalisme qui dit que l’autre, quel qu’il soit, exige de moi un respect absolu. En référence à Matthieu 25 cette idée de prochain porte « tout le poids de l’Absolu ». Le prochain qui n’est pas un moyen, mais un but : aimer pour l’amour de Dieu, c’est-à-dire aimer de l’amour dont Dieu nous aime et alors connaître la vraie joie. L’ascèse y trouve sa place, mais, en dehors des excès du dolorisme, comme une étape qu’il faut dépasser et sans la haine du corps, dont l’âme devrait se libérer qui caractérise le platonisme, par exemple.

Surtout, en christianisme, l’éthique n’est ni un moyen en vue d’une fin, ni une fin en soi, la fin étant Dieu lui-même. C’est là que s’exprime l’idée de sainteté : la volonté seule peut être sainte. Et elle le devient en renonçant radicalement à se vouloir elle-même et en se mettant au service du Bien. La grâce rend possible l’autonomie de la volonté, en libérant la liberté captive de ses propres décisions. La liberté ne libère que pour la charité, dans laquelle se réalise l’union mystique, union des volontés divine et humaine. En éthique chrétienne, la Loi est une révélation de Dieu : elle vient de Dieu et montre Dieu, ce que Dieu donne de lui-même, à connaître et à respecter.

Le christianisme peut alors se couler dans les trois modèles éthiques, mais en donnant à chacun sa tournure propre, dans une synthèse qui n’est pas une doctrine morale, mais la sainteté, telle qu’exprimée dans la figure concrète des saints, norme vivante, tellement intériorisée qu’elle n’est plus ressentie comme norme. Ces trois dimensions de l’éthique reçoivent, dans le christianisme, le poids de l’Absolu, non comme venant du dehors, mais comme y étant présent.

Ce lien entre le divin et la morale ne va pas de soi, que l’on considère celle-ci comme un moyen de lubrifier les liens sociaux sans référence à une entité supérieure ou que l’on fasse appel à une toute-puissance extérieure. Pas évidente non plus, la représentation d’un Dieu essentiellement bon, qui n’est pas présent dans la morale, sous forme de « valeurs », mais sous un aspect personnel : le visage du prochain qui est la face de Dieu, qui s’engage dans la pratique morale et s’y donne dans l’Esprit de charité qu’il répand dans les cœurs (la grâce) ; la loi exprime le caractère de Dieu, les mœurs divines, complètement accomplies dans le Christ : c’est ce poids d’Absolu qui donne à l’éthique chrétienne sa profondeur et son tranchant. En christianisme, l’éthique n’est pas ce qui conditionne notre rapport à l’Absolu et elle est ce qui le constitue et que l’on peut appeler « spiritualité ».

Finalement, qu’est-ce que la morale nous demande de faire ? Rien que des banalités communes à peu près à tous les lieux et toutes les époques, celles qui permettent la survie des sociétés humaines : ce qu’Aristote appelait le « bien faisable » et qui fait que l’homme est véritablement homme. Et donc ce qui le fait être. Le premier des commandements n’est pas « fais », mais « sois ». Il s’agit d’un étant capable de faire le Bien. Il y a identité de l’Être et du Bien. Sinon c’est le Néant. Nous péchons contre notre bien et le péché mène à la mort.

Le christianisme n’a donc pas à défendre une morale particulière autre que la morale commune : défendre l’humain dans son universalité en défendant le droit du plus faible, en avertissant le méchant (Ezéchiel), etc., parce qu’il y va de la vie et de la mort, et non dans des causes qui ne vaudraient que pour les chrétiens.  

Rémi Brague conclut en revenant sur l’idée qu’à une époque, réfractaire à ce qu’elle imagine être la morale, mais travaillée par un moralisme pesant, il n’y a qu’un seul système de directives, kit de survie de l’humain et même de l’humanité tout entière, qui se passe d’étiquette, y compris chrétienne. Il y a par contre quantité de conduites immorales, qui peuvent à terme, menacer la société, voire l’humanité de disparition et donc la nécessité de remettre la morale à sa place, toute sa place.

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