La force de nos racines

Catherine BRECHIGNAC
Edition du Cerf
Marie Paule LEROI
14 juin 2024
Relecture :
Gilles Berrut
Histoire universelle
Sociétal
Temps de lecture :
1
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Catherine BRECHIGNAC

La force de nos racines

Une épopée de gens ordinaires

Editions CERF, Paris, 2024, 208 p

Eminente scientifique, Catherine Bréchignac, délaisse ici, en apparence, ses sujets de prédilection, pour explorer, comme tant de Français, son arbre généalogique. Mais la citation de Tocqueville, en exergue, témoigne de l’inscription de cette démarche dans une préoccupation plus générale : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Les propos de l’historien font écho au titre du précédent ouvrage de la physicienne : Retour vers l’obscurantisme. C’est la connaissance du passé qui donne des repères et un socle stable pour construire le futur.

Catherine Bréchignac applique cette philosophie en remontant la lignée des ancêtres directs de ses grands-parents bretons, eux qu’elle a bien connus, qui lui ont parlé de leurs parents et de la Bretagne d’autrefois, qui lui ont transmis l’amour pour ce pays et les gens qui l’ont façonnée.

Un premier chapitre brosse à grands traits l’histoire de la terre bretonne et des premiers Bretons, depuis la Préhistoire puis l’Antiquité, la Romanisation, puis les migrations celtes, l’irruption des Vikings, une histoire riche qui a marqué le caractère breton du goût pour l’ indépendance et pour le merveilleux. Depuis 1562, la Bretagne est française et la langue bretonne recule peu à peu si bien que les grands-parents maternels de C. Bréchignac ne l’utilisaient plus que pour entonner des airs d’antan.

L’autrice décide de faire remonter ses recherches au début du 17ème siècle, époque à partir de laquelle elle dispose d’un état civil fiable dans le Finistère, berceau de sa famille maternelle. Elle va explorer environ 10 générations, soit 1024 ascendants pour chacune des branches, celle de la Grand-Mère ( patronymes de Caroff et Goarnison)  et celle du Grand-Père ( patronymes de Kerleguer et Creac’hcadec), ancrées dans le Léon. Les Caroff et les Goarnison sont des hommes de l’Intérieur, des terriens ; les Kerleguer et les Creac’hcadec sont tournés vers la côte et la mer : cela dicte les 2 chapitres suivants.

Une constante dans les 2 branches, chaque couple avait de nombreux enfants (souvent une dizaine), mais  la mortalité parmi eux était effroyable et longtemps, seule une minorité atteignait l’âge adulte. Les habitats rudimentaires entraînaient une promiscuité telle que jusqu’au début du 20 -ème siècle, il arrivait que  les enfants, se partagent, tête-bêche, le même lit, ce qui était propice aux contagions, dévastatrices lors des épidémies.

Côté terre, la famille de sa grand-mère a vécu pendant 3 siècles entre les monts d’Arrée et Morlaix, pays du granit et des Korrigans : les ascendants de la branche de l’arrière-grand-mère, les  Caroff, pratiquaient la culture du lin et étaient plus aisés que ceux de la branche de l’arrière-grand-père Goarnison constituée de simples cultivateurs.

Ainsi, le niveau de vie et le statut social  différaient entre ceux qui travaillaient le lin et parfois produisaient des toiles et ceux qui cultivaient la terre et dépendaient d’un propriétaire terrien.

Evoquer  l’histoire des ancêtres, c’est évoquer de l’Histoire de la région ; raconter les heurs et malheurs des Caroff, c’est raconter le « miracle du lin » qui fit la prospérité relative du Léon, c’est raconter sa culture . C’est raconter les enclos paroissiaux où les aïeux  côtoyaient la petite noblesse et la bourgeoisie des marchands dont les représentants étaient souvent parrains de leurs enfants, et qui veillaient parfois à leur instruction confiée aux moines de l’abbaye (si bien que les Caroff font partie des 16% des bretons qui savent lire au 17ème siècle). C’est raconter le commerce des toiles et la crise du lin en concurrence avec le coton qui précipita la région dans une cruelle récession (44% de mendiants sur les routes !) et  qui chassa  en 1847 la moitié des jeunes Caroff vers Brest  puis vers l’Amérique…

Côté Mer, les Kerleguer viennent de Lesneven et de Paimpol, de Saint Pol de Léon. Au 16ème siècle, ils étaient meuniers, dans des moulins à eau, à vent, à mer . Ils étaient des notables et les nobliaux du coin parrainaient leurs enfants qui savaient écrire, jusqu’à la catastrophe de 1699 quand un ouragan ensabla les terres côtières et réduisit nombre de breton à la misère. Les Kerleguer se tournèrent alors vers la mer dans le Pays Pagan, pays de superstitions, vu ailleurs en Bretagne comme un pays d’arriérés où règne l’endogamie. On récoltait le goémon, et profitait d’un « droit au naufrage » pourtant aboli dès 1681.Les Kerleguer devinrent des surveillants de chiourmes, puis prirent la mer pour transférer les forçats en Guyane, laissant à terre femmes et enfants, avec 2 permissions par an ! Le choléra en 1866 apporté par les marins décima la population mais les enfants orphelins de leur père, mort en Guyane, sont internes  à l’école des Pupilles de la Marine : ce sera pour l’arrière-grand-père de l’autrice, Hyacinthe, un  tremplin pour une réelle ascension sociale.

Les 2 branches de la généalogie se retrouvent à Brest : le Port et l’Arsenal fournissent du travail, particulièrement  en période de guerre ou lors d’expéditions scientifiques, pour les marins de tous les grades et pour les ouvriers (2 corderies et le bagne, depuis la dissolution des Galères en 1748). De Brest, partent les navires pour la Guyane. Ils en ramènent parfois le typhus ! Les aïeux de l’autrice sont cordiers de père en fils,( et c’est un privilège) ou naviguent à bord des navires qui font commerce, ou participent à une expédition scientifique pour mesurer les longitudes ou acheminent les armées des guerres coloniales de la Cochinchine.

Le livre se clôt avec un chapitre plus intime, l’autrice ayant l’impression d’avoir connu ses arrière-grands- parents, tellement en avoir entendu parlé par ses grands-parents. Sa famille est devenue plus aisée, la vie plus facile, grâce aux progrès de la Science (de la médecine, particulièrement) et de la Technique. Elle évoque les 2 guerres du 20 -ème siècle en pays breton. Elle souligne qu’elle se sent heureuse héritière d’une tradition .

Le dernier chapitre brosse un tableau rapide des dangers qui guettent la Bretagne et la France au 21ème siècle ( la montée de l’individualisme, une désocialisation pernicieuse, une instabilité générale, la remise en question de la vérité scientifique, la vulnérabilité de l’esprit critique face à la Révolution Numérique...)

L’Antidote, pour elle, c’est sûr, c’est de connaître son passé, y reconnaître ses racines, pour pouvoir construire sereinement son futur.

Mais le lecteur peut ne pas suivre l’autrice dans cette conclusion : si la recherche de ses ancêtres apporte un enseignement, c’est à coup sûr, la certitude que l’on ne peut dire que « hier, c’était mieux ! » ; au contraire remonter sa généalogie, c’est toucher du doigt la précarité de la vie autrefois, une vie, pour le plus grand nombre, souvent brève, faite de misères matérielles, d’inégalités sociales pesantes, de maladies. Oui autrefois, les bretons, comme tant d’autres, savaient que la vie sur terre était une « vallée de larmes ». Aussi au terme d’une exploration des archives, ce qui s’impose plutôt, c’est de dire merci, merci au progrès social vers plus d’égalité, merci aux progrès de la médecine, merci au progrès technique et aux machines qui nous ont facilité le quotidien…Et certes, si la « matière de Bretagne », les légendes, les chansons sont une source toujours vivante d’émotions et d’inspirations artistiques qui perpétuent l’âme bretonne, on ne peut néanmoins demander au passé de nous aider à relever les défis culturels et philosophiques du 21ème siècle. Durant les siècles précédents, « les gens ordinaires » se préoccupaient essentiellement de survivre. Nous connaissons le luxe de gens longtemps en bonne santé et qui ont aussi du temps libre : à nous de relever les défis de notre époque, celle  de l’ère de la Révolution numérique. La nostalgie d’une époque révolue (et heureusement !) ne peut nous aider à élaborer les réponses aux  les questions telles que celles sur le genre ou de procréation assistée, différée (etc…), ni par exemple, à  préserver et  à éduquer à l’esprit critique menacée par l’Intelligence Artificielle.

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