Éditions du Cerf, 2024, 194 p.
Un ouvrage de plus sur un sujet qui a fait beaucoup – et à juste titre – écrire et commenter depuis des années ? Non, clairement non ! En effet, ce livre propose une démarche originale, au sens où l’auteur tente, avec succès, de « dresser un diagnostic philosophique sur les difficultés induites par la forte pression culturelle visant à légitimer l’euthanasie et le suicide assisté ».
Son auteur, François-Xavier Putallaz, philosophe suisse spécialisé en philosophie médiévale, enseigne comme professeur à l’Université de Fribourg. Membre de la Commission nationale suisse d'éthique, de la Commission cantonale valaisanne d'éthique médicale, ainsi que de la Commission de bioéthique des évêques suisses, il enseigne également à l’École Pratique des Hautes Études à Paris-Sorbonne.
À partir d’une connaissance très complète de la situation de la Suisse, qui a légalisé le suicide assisté, il nous invite à comprendre comment, dans l’époque inédite que nous vivons, des failles de raisonnement peuvent désorienter notre pensée collective, et, au final, notre commune humanité. Sous les effets combinés d’un basculement démographique lié à l’augmentation de l’espérance de vie, des progrès médicaux et des techniques qui peuvent prolonger la vie, et d’une évolution des mentalités qui demande non seulement que la souffrance soit combattue, mais qu’elle disparaisse du paysage… quatre piliers de l’éthique – l’intention, les circonstances, les conséquences, la nature de l’acte constituant le quatrième pilier, centre autour duquel s’organisent les trois autres – se trouvent fragilisés dans leur intégrité par ce que l’auteur qualifie d’hypertrophies :
« Mais voici que le centre (la nature de l’acte) a tendance à s’estomper : nous peinons à percevoir l’objectivité des choses. Comme une tache aveugle où les yeux manquent une partie des objets alentour, ce champ de la réalité morale disparaît de l’horizon culturel : on voit mal que la spécification d’un acte lui soit intrinsèque. Or, lorsqu’un pilier fait défaut, les autres occupent le terrain. De même qu’un animal blessé à une jambe sollicite davantage les trois autres, de même l’éthique se met à boiter : sitôt son centre effacé, les autres facteurs envahissent tout l’espace : il en résulte des hypertrophies ».
L’intention est menacée par le relativisme qui constitue son hypertrophie. La question de l’intention est centrale en éthique. En effet, pratiquer une sédation profonde et continue jusqu’au décès ne consiste pas à VOULOIR donner la mort ; il s’agit de soulager, d’éviter douleur et angoisse, d’apporter un peu de paix, dans l’attente d’une mort probablement imminente ; cette sédation peut donc durer plusieurs jours. L’euthanasie, par contre, dure quelques secondes et elle est pratiquée dans l’INTENTION de donner la mort. Le fait qu’elle soit effectuée à la demande du patient ne change rien : elle consiste à donner la mort de façon intentionnelle.
Le relativisme vient, en plus, disqualifier très rapidement les limites, les garde-fous, que tous les pays ayant autorisé le suicide assisté avaient posés initialement. Au total, si je suis maître de ma décision et de ma vie, pourquoi me refuserait-on une assistance au suicide alors que je ne suis pas malade ?
La bonne compréhension des circonstances, toujours nécessaire dans un choix éthique, est menacée par une hypertrophie liée au nominalisme, où le réel n’est que ce que l’on en dit, où chaque situation est prise pour elle-même, sans lien avec un « commun ». L’analyse des conséquences d’un choix, élément essentiel d’un processus de discernement éthique, est très obscurcie par son hypertrophie : l’utilitarisme qui peut laisser penser que « cette vie n’est plus une vie ».
Et, du coup, la nature même de l’acte, résultante combinée des trois piliers précédents, ne peut plus apparaître dans sa vérité, mais dans une sorte de recomposition produite par les hypertrophies mentionnées, qui créent comme une tache empêchant une lecture non faussée du réel : L’hypertrophie des intentions – le relativisme – désarme la raison. L’hypertrophie des circonstances promeut chaque situation au rang de normalité. L’hypertrophie des conséquences – l’utilitarisme – réduit la personne à ses intérêts immédiats. Dans tous les cas, une vision faussée de la compassion, construite hors de tout « commun » et sur une prise en compte de l’individu « isolé » plus que sur la personne « reliée », se retourne contre l’humanité.
Ainsi, l’auteur nous invite d’abord, non pas à nous soumettre à une morale préétablie, mais bien à penser, avec les instruments et les ressources de la raison, dans une recherche de vérité. Y compris en mettant à jour quelques interrogations non dénuées de sens. Quelques exemples :
Y aurait-il de « bons » et de « mauvais » suicides ? En effet, un établissement accueillant des personnes âgées serait critiquable, et peut-être punissable, s’il refuse le suicide assisté à l’un de ses résidents… Mais serait tout aussi critiquable, et peut-être punissable, pour manquement à ses obligations de sécurité, si un résident se défenestre du 4e étage dans le but de mettre fin à ses jours…
Comment un pays comme la Suisse peut se réjouir de constater une baisse du nombre des suicides… en n’intégrant pas l’augmentation de 750 % des suicides assistés entre 2003 et 2022 (on passe de 187 en 2003 à 1594 en 2022) … ces derniers n’étant pas statistiquement classés comme suicides « tout court » ?
Le mérite de François-Xavier Putallaz est de nous permettre de découvrir qu’en matière d’euthanasie et de suicide assisté, les biais cognitifs sont nombreux, et que la pensée postmoderne, où le désir individuel devient source légitime de loi, où le ressenti se substitue à la raison, où la subjectivité et la sincérité disqualifient la recherche de la vérité, produit des « troubles de la vision » de nature à, comme disait Péguy, « ne pas voir ce qu’on voit ».
Par ailleurs, cette lecture nous invite à ne jamais oublier que ce que les chrétiens nomment le Bien Commun – les conditions qui permettent l’humanisation de tout homme et de tout l’homme – ne se réduit pas à la somme ou à la juxtaposition des intérêts particuliers, mais appelle échange, débat, recherche de la vérité, capacité et volonté de relier les destins des hommes dans une solidarité fondatrice et fondamentale.
Ainsi, nous dit Putallaz, on ne peut parler de « droit à mourir » inscrit dans une « liberté » qui ne serait qu’une façon d’isoler l’individu, et de réduire la société, lieu de l’humanisation de l’homme, à une juxtaposition de « bulles » totalement déconnectées les unes des autres…
Alors, avant d’aller plus loin dans la création de nouveaux « droits », mettons d’abord en œuvre ceux qui existent et restent mal connus (la sédation profonde et continue jusqu’au décès par exemple). Développons les soins palliatifs pour les rendre réellement accessibles à tous. Ne prenons pas les soignants en otage dans des injonctions contradictoires où ils devraient à la fois tout faire pour « prendre soin » et donner la mort, ou la permettre, sur demande.
La conclusion du livre, offerte à Jacques Ricot, philosophe bien connu de ceux qui s’intéressent à ces questions, nous rappelle de façon précise et synthétique, les enjeux que recouvre la volonté de « faire évoluer » la loi française. En ces matières, la mobilisation de la raison reste toujours préférable aux « bons sentiments ».
Jean-René Berthelemy
L'Humain et la personne. Coll. L’Histoireà vif. Editiondu Cerf, 2009, 432 p.
Le sens de l'homme. Au coeur de la bioéthique, Saint-Maurice 2006
CESE.Recherche Bibliographique sur la fin de vie préparée par le Conseil NationalFin de vie – Soins Palliatifs. Decembre 2022
https://conventioncitoyennesurlafindevie.lecese.fr/sites/cfv/files/documents/Bibliographie.pdf
Péguy C. Notre jeunesse. Coll. Nrf. Gallimard. 1933, 256 p.
Ricot J.Ethique de la fin de vie. Coll. Hors Collection. Edition de l’EHESP. 2010, 292 p
RicotJ. Du bon usage de la compassion. Coll. Care studies. EditionsPresses Universitaire de France. 2013, 64p.
Ricot J. Le suicide et un droit de l’homme ? In « Euthanasie de la personne vulnérable ». dir. Bernard N.Schumacher. Coll Espace-Ethique-poche. Edition éres. 2017 ; 157-182