Judaisme et christianisme : point de rupture ?

Adam H Becker
Editions du Cerf
Gilles Berrut
4 février 2025
Relecture :
Histoire du christianisme
Histoire universelle
Inter-religieux et culturels
Ecclésiologie
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Judaïsme et christianisme : point de rupture ?

Adam H Baker et Annette Yoshiko Reed

Editions du Cerf, 2024, 538 p

Ce livre collectif est le fruit d’un partenariat entre les universités de Princeton et Oxford, et plus précisément de leur département des religions de l’Antiquité tardive. Le titre initial était : « les chemins qui ne se sont jamais séparés » permettant de revisiter la question de la séparation du christianisme et du judaïsme (dénommer habituellement, selon la formule : The Parting of the Ways), d’une manière moins simpliste et tranchée qu’elle n’est habituellement considérée. Ce livre est paru en 2003 (1) et viens d'être publié en français en 2024, grâce à une traduction de Françoise Michaut.

Il est habituellement admis que la séparation entre judaïsme et christianisme a eu lieu à la fin du 1er siècle et début du deuxième siècle de notre ère, et que les relations entre juifs et chrétiens n’étaient pas le dialogue, mais l’hostilité. Il est ainsi affirmé qu’après la chute du second temple et l’émergence du mouvement rabbinique la diversité du judaïsme disparaît. Le « Concile de Yavneh », aux environs de l’an 90, met fin au débat, d’une part entre les sectes juives au profit des pharisiens/rabbins, et d’autre part, avec les croyants au Christ, qui demeuraient encore au sein du judaïsme. Ils en sont exclus au moyen d’un Birkat ha-minim (bénédiction des séparés). Sous la direction religieuse des rabbins, les juifs auraient choisi de vivre dans l’isolement volontaire. Il y aurait eu ainsi une sorte d’indifférence des deux religions, même lorsque le christianisme est devenu religion impériale sous Constantin. Cette narration a été renforcée plus tard par les travaux d’Adolf Harnack (1851-1930), qui, au début du XXe siècle, affirme que le christianisme était en relation à cette époque, avec un judaïsme sous une forme dévitalisée, qu’il nomme le spätjudentum. De premiers travaux britanniques dans les années 20, tels ceux de James Sparkes avaient remis en cause cette narration, et surtout le fait que cette séparation était voulue par Jésus lui-même, comme le laisseraient penser les lettres de Paul. La Deuxième Guerre mondiale et la Shoah ont incité davantage de chercheurs à reprendre l’enquête sur l’antisémitisme. Ces travaux ont mis au jour les préjugés antérieurs du christianisme sur le judaïsme post-biblique, et ont démontré la vitalité de la tradition juive tout au long de son histoire, même après la destruction du second Temple et chute de la révolte de Bar Kokhba, en 135. En particulier, Marcel Simon, par ses travaux érudits sur le christianisme primitif, expose les préjugés théologiques qui avaient façonné les stéréotypes de la Synagogue en montrant la vigueur du judaïsme tardif. L’Église primitive du 1er siècle, faisant partie du paysage du judaïsme, imposant de revoir les écrits du christianisme primitif à travers le prisme du judaïsme, et à redécouvrir la judéité de Jésus.

Le livre s’ouvre sur une interrogation « quelle séparation des chemins ? » de Paula Fredrikson. Elle démontre l’inadaptation du modèle de la séparation au profit d’une fréquentation au quotidien dans la cité méditerranéenne antique. Ce modèle urbain a persisté avec de nombreuses interactions entre juifs et chrétiens au moins jusqu’au Ve siècle, voire en certaines villes, jusqu’au VIIe siècle. Il faut distinguer les actes de séparation posés par les élites des deux religions et la vie quotidienne a qui s’impose beaucoup plus progressivement l’idée de séparation.

Daniel Boyarin, l’auteur du célèbre livre « le Christ juif » (2) insiste, quant à lui sur les différences sémantiques sur l’émergence des termes christianisme et judaïsme. Le terme juif avait dans l’Antiquité une signification ethnique, comparable à celui de grec, jusqu’à l’arrivée du christianisme qui lui donnera une tonalité religieuse. Ainsi, il n’y avait pas une entité statique juive dans le christianisme primitif qui aurait pu nécessiter de choisir entre deux religions, au sens moderne des termes. La question émerge en fait lorsque le christianisme s’oppose au culte de l’empereur et impose de distinguer ainsi croyance et pratiques religieuses.

Robert Kraft souligne que le départage entre judaïsme et christianisme sous-tendrait qu’ils étaient à cette époque d’emblée dans leur version classique, alors même que dans les périodes primitives les sources montrent que le judaïsme ne se résume pas au courant rabbinique (sadducéens, esséniens, courants, apocalyptiques, sapientiaux, Enoch, courant d’origine hellénique), et de même pour un christianisme primitif classique (samaritain, mandéens, manichéens, gnostiques, mysticismes de divers types). L’auteur détaille les différentes manières d’être juif ou chrétien dans cette première période, montrant de telles variétés qu’il semble illusoire de vouloir définir une séparation claire, puisque les deux termes de cette séparation sont eux-mêmes, soumis à des variantes nombreuses. On pourrait ainsi penser que la nécessité de séparation était surtout un souci d’identité pour chacun.

Le Lion et l’agneau est un chapitre d’Andrew S. Jacobs qui analyse la nature des commentaires des chrétiens à propos des juifs. Montrant les enjeux politiques et parfois même personnels des auteurs qui, pour des raisons différentes vont survaloriser la puissance politique des juifs malgré l’occupation romaine, ou, à l’inverse, montrer en quoi ce judaïsme post-biblique est dans une situation de rigidité et d’absence de fécondité. L’auteur utilise les méthodes d’analyses post coloniales des littératures de peuples colonisés pour repérer les enjeux complexes de l’écrit dans un contexte de soumission et de sentiment d’illégitimité.

Quant à Martin Goodman, il propose neuf diagrammes schématisant, des modèles de séparation entre judaïsme et christianisme et indiquant que les motivations de chacun, vont créer des préférences pour un diagramme ou un autre, alors même que les sources historiques sont les mêmes.

En effet, l’analyse des sources amène parfois à une remise en question tout simplement d’une dichotomie entre juifs et chrétiens, comme dans le « Testament des douze patriarches » qui reflète un messianisme sacerdotal. À la lumière de cette analyse, l’auteur est conduit à s’interroger sur la réalité de la définition habituellement admise d’un « judéo-christianisme ».

Un texte considéré habituellement comme un exemple d’anti-judaïsme chrétien, « Le Martyr de Ploycarpe » rédigé à Smyrne au IIe siècle, pose également des questions à partir des références du texte sur le judaïsme. E. Leigh Gibson émet l’hypothèse que le « juif » du texte est en fait probablement un judéo-chrétien qui avait une position différente sur la Loi juive. Ces dialogues et conflits entre chrétiens de la gentilité et d’origine juive et observant de la Loi, va se prolonger jusqu’au IVe siècle. Les premiers devenant la culture dominante par disparition progressive des seconds. Par contraste avec ces conflits, les figures d’Origène et de Jérôme vont à l’inverse créer une culture du chrétien hébraïsant.

À partir d’un texte du Xe siècle s’ouvre la possibilité qu’un document judéo-chrétien, ce soit transmis dans un corpus musulman. Ouvrant la possibilité à ce que le judéo-christianisme ait perduré bien au-delà des dates habituellement retenues. Ces judéo-chrétiens étaient mal considérés aussi bien pour les chrétiens soucieux de l’orthodoxie que pour le judaïsme rabbinique. Les uns et les autres ont voulu montrer dans leur écrit la disparition précoce du judéo-christianisme, alors même que leur présence a perduré plusieurs siècles.

La dernière contribution signée par Adam Becker, s’interroge sur une évolution différente du judo christianisme au sein des limites de l’Empire romain et celle au-delà de celui-ci, notamment à l’Est. Les rapports entre juifs et chrétiens étaient fortement influencés par le contexte politique des territoires qu’ils partageaient, et il ne faudrait pas qu’on limite notre regard aux échanges multiples entre juifs et chrétiens d’abord puis avec les musulmans à partir du septième siècle dans d’autres territoires, en dehors de l’Empire romain d’une part et entre les intellectuelles qui n’ont cessé d’échanger autour de la théologie systématique et, d’autre part, entre les autorités religieuses, soucieuses d’identité.

Ce livre nous permet de renouveler notre regard sur l’incessant dialogue entre le judaïsme et le christianisme, dont la richesse et la durée sont sans commune mesure avec les a priori de l’image d’Épinal qui trop souvent nous influence et où les choses se séparent précocement sans retour en arrière et sans échange.

La richesse des contributions par leur documentation et les analyses, est un véritable parcours qui, au fil des pages nous en enrichit en compréhension et donc en humanité.

Autres références bibliographiques

- 1 : Die Wege, die sich nie trennten. Juden und Christen in der Spätantike und im frühen Mittelalter. Herausgegeben von Adam H. Becker und Annette Yoshiko Reed. Texts and Studies in Ancient Judaism. Eds Mohr Siebeck. 2003. VIII, 410 pages

https://www.mohrsiebeck.com/en/book/the-ways-that-never-parted-9783161586958/

- 2 : Daniel Boyarin. Le Christ juif. Édition du Cerf. 2019, 192 p.

https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18723/le-christ-juif-poche

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