Inhospitalité
Jacob Rogozinski
Collection la Parole et l’Écrit
Éditions du Cerf, 2024, 144 p
Pour un peuple, l’inhospitalité c’est le refus de recevoir les étrangers. On évoque même, pour la justifier une inhumanité envers eux. D’Emmanuel Kant, Jacques Derrida et Michel Foucault s’inspirant d’Emmanuel Levinas, l'auteur analyse les ressorts de l’inhospitalité qui se répand comme si c’était une idée commune et partagée, alors qu’elle défigure toute pensée sur un État-nation qui serait porteur de justice, au nom du droit avant même d’être le fruit de l’éthique.
Jacob Rogozinski est un philosophe français. Après avoir été directeur de programme au Collège international de philosophie entre les années 80 et 90, il a enseigné au département de philosophie de l'Université Paris-VIII. Il est actuellement professeur à la faculté de philosophie de l'université de Strasbourg. Ces principaux ouvrages sont « Kanten : esquisses kantiennes » (Eds Kimé, 1996) ; « Le don de la Loi : Kant et l'énigme de l'éthique » (Presses Universitaires de France, 1999) ; « Faire part : cryptes de Derrida » (Eds Lignes & Manifestes, 2005, réédition 2014) ; « Le moi et la chair : introduction à l'ego-analyse » (Eds Cerf, 2006) ou « Moïse l’insurgé (Eds Cerf, 2002).
C’est sur cette idée centrale que s’ouvre l’ouvrage du philosophe Jacob Rogozinski qui cite Matthieu 25 : « j’étais étranger et vous ne m’avez pas accueilli ». Une image irrigue la pensée de l’auteur, celle d’un corps sur un banc public recouvert d’une couverture devenue symbole d’un linceul. En citant l’apôtre, l’auteur associe les images de l’Exode biblique et celle des migrants. Il s’interroge sur l’attitude craintive des chrétiens en France et en Europe. Depuis l’Antiquité, l’hospitalité est l’une des valeurs traditionnelles de l’Europe. Aujourd’hui, pourtant, devant l’arrivée de migrants, notre continent se mue en forteresse. L’inhospitalité naît. Pourquoi grandit-elle ? On peut avancer quelques réponses. La peur de l’étranger se développe lorsque des actes graves sont commis et relayés en continu par des médias. La menace d’un « grand remplacement » en est une autre. Ou encore la prise de conscience de notre inhospitalité devenant gênante devant le spectacle d’hommes, de femmes et d’enfants dans la rue, sans toit, sans chaleur, sans nourriture ?
L’auteur part du postulat emprunté à Brugère et Le Blanc1 que l’hospitalité est le contraire de la haine. Il pose une question centrale : y aurait-il une sélection entre le bon et le mauvais migrant ? Celui qui participe au développement économique et celui qui vient grossir le nombre des sans-papiers, des illégaux, « des condamnés à une vie misérable ». Autre questionnement, ce rejet n’est-il pas désastreux pour nos sociétés vieillissantes à la démographie en berne, ne serait-ce que du point de vue économique ? Les statistiques sont convoquées. Le nombre de migrants s’élève actuellement à 3% de la population mondiale et la plupart émigrent vers d’autres pays du sud. Le nombre de ceux qui viennent vers l’Europe correspond à 0,4% de la population européenne.
L’auteur essaye de comprendre ce qui constitue les motivations individuelles et collectives : celle des citoyens que nous sommes, celles des responsables politiques et économiques, celles d’États et de l’Union européenne. « Le schème de l’invasion est bien réel et prend le sens d’une intrusion ou d’une contamination ». Parmi les schèmes qui caractérisent le dispositif d’inhospitalité, dit-il, « celui de l’étranger dangereux occupe une place importante » (P 16).
Pour étayer sa démonstration, il s’appuie sur les philosophes qui font son quotidien à la Faculté de Strasbourg. Il décortique les pensées d’un Jacques Derrida et surtout d’un Emmanuel Kant. Ce dernier soutenait que l’hospitalité fait progresser l’humanité vers l’idéal d’une « paix perpétuelle ». De Michel Foucault, il retient que la philosophie a pour tâche d’établir un diagnostic sur l’époque présente. Rogozinski l’a parfaitement entendu. Il s’interroge sur le droit du sol que certains politiques cherchent à restreindre. À l’hospitalité, inconditionnelle de Derrida, Rogozinski oppose le cosmopolitisme de Kant.
De Derrida qui s’inspire d’un Emmanuel Levinas, il relève que « l’hospitalité est infinie ou elle n’est pas, elle est accordée à l’accueil de l’idée de l’infini, donc de l’inconditionné » (p26). Kant refuse de faire de l’hospitalité un pur devoir moral : « on n’a pas affaire à un principe philanthropique (éthique), mais à un principe juridique ». C’est un droit différent de celui qui régit les États-nations. On se souvient que Kant, habitant d’une ville hanséatique, avait la vision d’un citoyen du monde, d’une citoyenneté sans cité ni État.
La nation serait-elle inhospitalière ? interroge Rogozinski. L’inhospitalité, l’exclusion, la xénophobie caractérisent-elles seulement une conception particulière de la nation ou bien lui appartiennent-elles de manière intrinsèque ? L’affirmer serait défaire l’unité et la
1 Guillaume Le Blanc, Fabienne Brugère, La fin de l’hospitalité, L'Europe, terre d'asile ? Champs essais, 2018
Cohérence du concept de nation de Renan. Il étaye avec Derrida : « la déconstruction n’équivaut pas à une démolition nihiliste des valeurs et des institutions » (p 53).
En guise de conclusion, l’inhospitalité, la peur et la haine de l’étranger trouveraient leurs origines dans nos sociétés démocratiques modernes. L’auteur trouve alors chez Husserl l’idée à la fois en psychanalyse et en phénoménologie de l’existence d’un fantasme dans le Grand Corps qu’est la nation. Reste à en comprendre l’expansion rapide.