Frères en Saint-Dominique

Augustine Thompson
Editions du Cerf
Gilles Berrut
4 novembre 2024
Relecture :
Bruno Cadore
Ecclésiologie
Histoire du christianisme
Temps de lecture :
1
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Frères en Saint-Dominique

Augustine Thompson

Frères convers, frères coopérateurs

Éditions du Cerf, 2023, 411 p.

Les frères convers, ultérieurement dénommés frères coopérateurs, sont des hommes qui possèdent la maîtrise d'un métier et qui la mette au service de l'Ordre de Saint-Dominique. Ils suivent une formation théologique initiale identique à celle de tous les frères dominicains, puis reçoivent une formation adaptée à chacun. Ils font le choix de ne pas devenir prêtres, se consacrant à la prédication et au service dans le cadre de leurs compétences.

À la suite du congrès des frères coopérateurs de 2013 à Lima, une recommandation souhaitait la publication d'une histoire sur la permanence des frères convers, puis coopérateurs, dans la vie et la mission de l'Ordre de Saint-Dominique depuis son origine. Le maître de l'ordre, frère Bruno Cadoré, avait souhaité la mise en œuvre de cette recommandation lors du chapitre général de Trogir en 2013. Le frère Augustine Thompson, OP du couvent Saint-Albert-Le-Grand d'Oakland (Californie, USA) était professeur d'histoire de l'École dominicaine de philosophie et de théologie de Berkeley (CA).

Actuellement, Augustine Thompson est président de l'Institut pontifical d'études médiévales de l'Université de Toronto (Canada). Il est l'auteur de nombreuses publications scientifiques et universitaires. Parmi ses livres récents, on note "Cities of God: The Religion of the Italian Communes, 1125-1325" (Paperback Edition, 2005, 520 p.) et "Francis of Assisi: The Life" (Cornell University Press, 2013, 200 p.).

Le livre "Frères en saint Dominique" est le fruit d'une recherche conduite selon une méthode des sciences humaines et sociales et d'historien. Il s'agit en particulier d'une enquête, tant les frères convers sont discrets et passent inaperçus. En effet, comme le souligne l'auteur, mis à part quelques rares frères en charge d'une mission extra-conventuelle, comme le ravitaillement ou l'aumône, tous les frères convers restaient dans le couvent, retirés du monde. L'extension de la prédication à l'ensemble des dominicains viendra plus tard, et la sortie du couvent restera longtemps une exemption du devoir de clôture. De plus, les frères convers, dans leur rôle de cuisinier, de charpentier, maçon, infirmier, agriculteur ou dans beaucoup de tâches humbles, étaient à peine reconnus dans leur couvent par les frères-clercs, ce qui impose au maître Humbert de Romans (1257-1263) de préciser : "En d'autres ordres, les convers sont traités comme des domestiques, alors que les nôtres jouissent de la pleine liberté des fils" (p. 34).

Cette situation illustre la difficulté de retracer leur histoire, imposant des voyages pour compulser les manuscrits, entendre des témoignages et effectuer un travail de traduction pour cette histoire qui, initialement européenne, est présente sur les autres continents. Rappelons que d'autres ordres avaient déjà des frères convers avant le XIIIe siècle. L'origine, pour l'ordre des prêcheurs, relève de la présence de frères convers auprès de saint Dominique. Le Monastère de Prouilhe, première fondation de Sœurs Moniales, porte trace dans son cartulaire de la présence de quatre frères convers en 1256, mais leurs noms ne sont pas mentionnés. Le premier dont le nom est resté est Odéric, convers normand qui accompagne Mannès, le frère de sang de saint Dominique, lors de la dispersion des frères en 1217 à travers l'Europe.

Les convers pénitents sont une composante essentielle de la vie religieuse à l'époque médiévale (p. 61). Il s'agissait d'hommes ou de femmes qui entraient en religion, souvent après la perte d'un conjoint, avec une motivation d'expiation pour le Salut. Ces frères, dont certains deviendront convers dominicains, prendront de l'importance par leurs actions en dehors du couvent, en particulier au moment de la peste noire (1348-1352). Beaucoup mourront alors en portant aide aux nombreux malades.

Il faut noter également que l'ordre fondé par saint Dominique est un ordre mendiant. Les frères convers, qui en avaient reçu mission, allaient à travers les rues des villes et les campagnes recevoir l'aumône en espèces ou en nature pour subvenir à la vie des frères du couvent.

Le temps de la réforme catholique, ou contre-réforme (1500-1650), voit les exigences de prédication changer la vie des convers (p. 111). La formation des frères est rendue plus exigeante, ainsi que les critères d'admission. Une certaine porosité avec le Tiers-Ordre, formalisé récemment par la règle du maître Muño de Zamora, a rapproché les frères convers des "laïcs familiers" du couvent, appelés également "frères lais". En effet, ils seront réunis à cette époque lors de la période probatoire commune, avec souvent une vie commune dans le couvent. Cette cohabitation a renforcé en pratique le rôle spécifique des frères convers qui garderont cette identité de pratique de certains métiers jusqu'au XVIIe siècle (p. 121).

Les frères convers, qui sont souvent illettrés et ne peuvent participer aux offices des psaumes, doivent réciter des Pater et des Ave : de 30 à 100 pour les grandes heures, et 7 pour les petites. À partir du chapitre général de 1571, la prière du Rosaire est introduite, en particulier pour les suffrages ou prières pour les défunts. Cette émergence du Rosaire est contemporaine de recommandations sur la pratique de l'oraison mentale, qui remplacera progressivement la prière médiévale faite de récitations à haute voix en communauté.

Les XVIe et XVIIe siècles ont vu le témoignage de nombreux frères convers lors de missions en Europe de l'Est et en Asie. Tout d'abord les martyrs des persécutions protestantes des Pays-Bas, puis en Irlande suite à la révolution anglaise (p. 129), tel David Fox, par exemple. Puis les martyrs de Pologne et d'Ukraine, où les frères dominicains et les juifs furent chassés ensemble par les Cosaques orthodoxes. À la fin du XVIe siècle, ce sont les martyrs des Indes, de Birmanie et du Japon (1605).

Les provinces de la péninsule ibérique et du Nouveau Monde (p. 151) sont riches de présences dominicaines. Une réforme profonde de la vie des couvents dominicains a été menée en Castille au XVe siècle, moteur d'une nouvelle vitalité de l'Ordre. Ce renouveau aura des conséquences majeures pour la présence dominicaine dans le Nouveau Monde. Les nécrologies des frères convers de cette époque nous donnent accès à leur vie. Elles témoignent de leur grande austérité et de leur assiduité à la prière, tout en assurant leur charge de travail pratique au service des autres frères du couvent. Le modèle est le frère Domingo Gonzales du couvent de Tolède (1629), par exemple.

Bien sûr, le frère saint Martin de Porrès, premier saint de couleur canonisé en 1962, donne lieu à une biographie. Il vécut à Lima (1579-1639), enfant d'une affranchie et d'un riche Espagnol. Son statut était celui d'un donatus, c'est-à-dire de membre du Tiers-Ordre vivant dans le couvent. De manière exceptionnelle, il fut autorisé à faire profession solennelle et à prononcer des vœux religieux, mais rien ne permet d'affirmer qu'il devint frère convers. Ce statut "intermédiaire" lui permettait d'une part d'être infirmier des frères du couvent (il reçut une formation de barbier-chirurgien avant ses vœux) et d'autre part, d'être à l'extérieur du couvent et d'avoir une activité d'aide et de soins auprès du peuple, en particulier auprès des esclaves africains. Cette compassion et ses soins s'étendaient aussi aux animaux sauvages et domestiques. L'exemple de saint Martin de Porrès influença la suppression de la ségrégation qui empêchait les métis de devenir frères dominicains. La longueur du procès de canonisation (de 1760 à 1962) témoigne du long chemin d'ouverture de l'Église à tous les hommes. La renommée et la reconnaissance de la sainteté de saint Martin de Porrès auprès de la population de Lima n'ont pas attendu les lourdeurs administratives. L'archevêque de Mexico et le vice-roi du Pérou faisaient partie des porteurs du cercueil de l'humble donatus en 1639.

L'histoire des frères convers se poursuit par la Révolution française puis la restauration de l'Ordre. Cette restauration est attribuée par l'auteur à Alexandre-Vincent Jandel et Henri-Dominique Lacordaire. Dans ce livre, il est fait largement mention du père Jandel, qui a été maître de l'ordre et rédacteur de la règle de 1867. Il était un fervent soutien du couvent de stricte observance de la Province de Lyon. Le père Lacordaire y est décrit comme l'inspirateur libéral de petits couvents, tournés vers la prédication extra-conventuelle. Cette orientation, dans ce livre sur les frères convers, se comprend du fait que les frères convers ont toute leur place dans de grands couvents où les travaux manuels sont nombreux plutôt que dans les petits couvents de 8 à 12 frères. Mais au-delà de cette sensibilité conservatrice, l'auteur est en cohérence avec son sujet et rend compte aussi de l'émigration outre-Atlantique de plusieurs frères de la province de Lyon après les lois de séparation de l'Église et de l'État.

D'une manière générale, et malgré la restauration, il convient de souligner le déclin régulier de la place et du nombre de frères convers. Parmi les éléments qui l'expliquent, on note : le niveau général de l'éducation et l'accès à la lecture et à l'écriture de plus en plus répandus chez les frères convers, la diminution du nombre de frères par couvent rendant les tâches matérielles moins essentielles, le développement du salariat pour les tâches manuelles, l'accès à la nourriture et aux matériaux de construction qui rend moins indispensables différents métiers, l'évolution sociologique vers l'égalité qui rendait le statut inférieur des convers par rapport aux clercs comme relevant du passé. Au total, la proportion des frères convers qui était aux environs de 20 % a diminué à 5 % par rapport aux frères clercs. Puis le livre insiste sur le développement des couvents dominicains et des frères convers dans les provinces des États-Unis et du Canada, donnant des informations neuves pour un lecteur de l'ancien continent.

Le chapitre général de Bogotá, après Vatican II, dans le prolongement de la nouvelle position issue de Lumen Gentium, prescrit l'évolution post-conciliaire des frères coopérateurs. La distinction entre convers et frères clercs s'estompe. Les chapitres généraux suivants ne comporteront plus de partie réservée en propre aux frères coopérateurs, mise à part dans les chapitres sur la formation. La diminution des différences entraîne un effacement de l'identité.

Les crises post-conciliaires des années 70 et les différents chapitres généraux montrent un contraste entre les discussions soutenues sur la formation, la participation et le statut des frères coopérateurs et, dans le même temps, l'effondrement de leur nombre. À titre d'exemple, il n'y avait que 21 frères coopérateurs en formation en 2015 et, à l'exception d'un seul, tous venaient du Vietnam.

Dans une dernière partie du livre, l'auteur nous partage un travail d'enquêtes et d'interviews de frères coopérateurs d'aujourd'hui. Au Viêt-Nam qui forme le plus de frères coopérateurs dans le monde, existe un cycle de formation comprenant un enseignement théologique et, souvent, l’apprentissage d’un métier utile à la communauté. Aux États-Unis, les nouveaux entrent dans l'ordre après des études supérieures, souvent de haut niveau, et une expérience professionnelle. Leur mission, du fait de leur niveau culturel, est orientée vers l'enseignement plutôt que vers les travaux manuels. Ce choix d'être coopérateurs, alors qu'ils avaient la possibilité du sacerdoce, réduit le ressentiment à l'encontre des frères clercs, qui était jusque-là exprimé par les frères coopérateurs plus anciens.

À l'issue de ce travail important, on aurait aimé une synthèse et des pistes de réflexion pour l'avenir. Au lieu de cela, l'auteur s'interroge sur la motivation, dans ce contexte, à vouloir devenir convers, la qualifiant de mystère. Cela semble court au regard de la grande qualité de l'enquête et de l'analyse.

De manière plus personnelle, la lecture de ce livre interroge à frais nouveau, et de manière assez proche des réflexions sur le laïcat dominicain, d'une part sur la signification de la mission de prédication en dehors de celle de l'homélie, et d'autre part sur la fidélité à saint Dominique concernant la volonté de pauvreté comme visage de Dieu solidaire des plus pauvres, et la compassion en acte que pourrait désirer manifester l'Ordre. Sans doute ces aspects trouveraient-ils dans le don de la vocation de frères convers un témoignage précieux pour l'Ordre et la société. Dans les témoignages recueillis par l'auteur, on peut noter que revient à plusieurs reprises la figure de saint Martin de Porrès comme une source de vocation et de choix de devenir convers alors que l'accès au sacerdoce était possible par le niveau culturel. S'il y a mystère, c'est celui de l'action de l'Esprit Saint qui nous montre la volonté de Dieu.

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